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De la littérature à la philosophie, et retour | C. Baron

Littérature et philosophie. Études recueillis par Anne Tomiche & Philippe Zard, Presses de l'Université d'Artois, 2002
Ce collectif est issu d'une réflexion sur la manière dont textes littéraires et spéculatifs peuvent se rencontrer mais aussi sur la légitimité d'une lecture philosophique des textes littéraires. Partant du constat d'une hiérarchie des discours qui, à l'origine de la pensée occidentale, décrète l'exclusion du poète hors de la république, l'introduction met en évidence le fait que les partages généralement reconnus entre littérature et philosophie (abstraction vs.imagination, thèse vs. ambiguïté d'une ironie dissolvante et sceptique) sont en réalité des partages internes à ces deux disciplines et qu'il s'agit moins de nier ou de réaffirmer leur hétérogénéité que de redessiner à partir du romantisme leurs frontières, de la fable au dialogue en passant par la poésie et le roman.

Cet ouvrage est composé de cinq sections. La première intitulée " Le motif philosophique et sa mise à l ‘épreuve " expose la hiérarchie implicite entre littérature et philosophie qui fait de la seconde l'interprétant de la première. L'article de Cornélius Crowley part d'une réflexivité commune à la littérature et à la philosophie comme refus d'une instrumentalisation du langage et de la raison. Relisant Heidegger lui-même lecteur de Trakl , ce texte indique une visée commune aux deux oeuvres ; déterminer un être de la parole comme lieu de séjour des hommes ; certes une telle définition ne peut que conforter une littérature et une philosophie de l'exception, éloignées de la doxa. Mais les relations entre littérature et philosophie ne sauraient se limiter à cela : en effet et à l'inverse, la philosophie analytique, se méfiant des séductions de la parole poétique vise une désambiguïsationdes énoncés et poursuit une grammaire plutôt qu'une description des énoncés communs. Enfin, le savoir narratologique et l'analyse qu'il propose des énoncés fictionnels peut permettre de lire la philosophie selon une logique du récit. Compromise avec l'intrigue, elle ne peut dès lors plus se placer sous la dépendance unique du concept ; pas de philosophie déterritorialisée, mais une pensée réinstallée, malgré elle, dans la trame existentielle conclut C Crowley à partir de l'exemple de l'Ulysses de Joyce. Observant la prééminence des noms propres en poésie, à partir de l'exemple du CygnePhilippe Marty note l' " idiotisme " auquel est condamné le langage poétique, un " désert " de sens qui ne peut être que l'Autre du concept. Philippe Chardin prend appui sur la vocation double de Proust et de Musilpour problématiser la présence de la philosophie dans leurs oeuvres respectives : cette présence est attestée par la tentation commune d'une vocation pour la philosophie mais en même temps une défiance marquée par une critique constante de l'abstraction (voire une satire du philosophe soupçonné de désubjectivation et de désincarnation) et une réhabilitation de la vie. La dimension explicitement autobiographique de ces oeuvres témoigne enfin d'un " dépassement " du double surmoi qui les habite : surmoi théorique, surmoi narratif, transcendés dans un " effort pour penser sa propre vie ".
La deuxième partie de ce recueil met la philosophie " à l'épreuve de la fable ", fable d'abord comprise au sens générique du terme dans l'article de J-C Darmon sur La Fontaine. L'humilité du fabuliste face au philosophe est d'abord soulignée en même temps que la dimension allégorique de la fable qui lui permet d'assumer un substrat philosophique, parfois de manière ambiguë en notant le caractère mensonger de la fable. La preuve fictive et les effets auxquels elle donnent lieu viennent parfois à la rescousse d'une morale de la fable qu'il est difficile de dégager de manière univoque. Ainsi Platon est-il paradoxalement envisagé in fine lui-même comme un rhétoricien, et rhétorique et philosophie selon une proximité qui rachète l'apparente indignité de la fable.
Analysant l'oeuvre de Musil, l'article de Florence Godeauobserve dans l'Homme sans qualités une dénonciation de la violence théorique des systèmes qu'Ulrich met en parallèle avec le cannibalisme en tant que comportement humain fondamental. Constamment, viason personnage, Musil se fait l'avocat, contre la systématisation logique, d'une vision plus labile de l'existence que seule permettrait d'approcher la littérature par ses moyens spécifiques. De manière radicale, l'article d'Anne Tomicheconfronte sens et non sens (ou plutôt nonsense) à travers l'oeuvre de Carroll(De l'autre côté du miroir) traduit et adapté par Artaud, et la lecture qu'en propose G. Deleuze, confrontant les deux textes dans Logique du sens. À partir des paradoxes exposés par ces textes, quel est – entre autres questions – le statut des textes littéraires dans l'élaboration d'une théorie du sens ? C'est d'abord par la destruction du sens commun que s'opère une donation de sens, reposant sur la non-exclusion réciproque du sens et du non sens. Le texte deleuzien se présente lui-même comme un " roman philosophique ", mais alors que Carroll oeuvre de manière paradoxale dans un cadre logique, c'est à un effondrement du sens que se livre la traduction schizophrène d'Artaud dessinant un nouveau partage entre raison et folie, et tentant d'insuffler à l'écrit le souffle et l'énergie vivante de la parole.
La troisième section de l'ouvrage intitulée " Hybridations " confronte des textes au statut incertain, tout d'abord dans le cadre des Lumières : ainsi le Rêve de d'Alembert, analysé par Anne Chamayou, où l'écriture s'identifie à l'événement de la naissance de la matière, au dynamisme naturel lui-même. C'est par l'examen des termes " littérature " et " philosophie " au XVIIIe siècle qu'Anne Léon-Miehe constate un glissement double, des " belles lettres " vers l'idée de Condillac selon laquelle la lettre et la composition des signes sont au principe de la philosophie – de la philosophie en tant que " connaissance parfaite " à une théorie de la connaissance qui privilégie les facultés de l'esprit humain. La philosophie, dans l' " Encyclopédie " devient effective par son écriture et le choix d'un exposé des savoirs par ordre alphabétique ce qui, loin d'être un pis-aller, dote d'une rationalité propre cette lexicalisation des connaissances qui fait de la langue la mesure même de la pensée. Le système des renvois pallie ce que peut avoir de conventionnel l'ordre alphabétique, cet ordre lui-même étant l'occasion d'une méditation ouverte sur la méthode et les résultats d'une philosophie qui se sauve du dogmatisme par un arbitraire reconnu et assumé.
Trois études sur des écrivains du XXesiècle sont rassemblées dans cette même section : La Nausée, roman " à thèse " stigmatisé par la critique au moment de sa parution, s'est voulu, comme le souligne F. Thumerel roman phénoménologique qui met en scène le face-à-face avec la contingence mais aussi à sa manière critique du roman à un moment de son histoire où il se cherche de nouveaux repères. C'est aussi à la frontière de la littérature et de la philosophie qu'oeuvre Charles Péguy. Quant à Henri Michaux, c'est à un version cynique de la philosophie (au sens étymologique) qu'invitent certains de ses textes, notamment La Vie dans les plisreconnaissant une béance de la pensée qui borde la dialectique philosophique et fait de la littérature l'invention d'une " pensée de la vie ignorée ".
La quatrième section " Lectures philosophiques " rassemble un article de J. Goldzink sur les Liaisons dangereuses de Laclos et une réflexion de C. Coquio sur la littérature de témoignage et la philosophie. Dans ce second texte, la question centrale peut se résumer à ceci : comment penser philosophiquement (c'est-à-dire universellement) la parole du témoin et de la victime de la shoah ? Une pensée du génocide est-elle possible autrement que dans la renonciation au " comprendre " ? Rappelant les thèses d'Agamben, Bouchereau et Chalamovconfrontés à la lecture des témoignages littéraires de déportés, C. Coquio indique diverses modalités qui permettent de tenter de dépasser l'aporie de la désappartenance et la difficulté de trouver un sol éthique dans l'expérience d'une " anthropologie insoutenable ". La littérature devient dans ce cadre manière de confronter la philosophie à la question des limites, et sans doute aussi de manière réflexive à ses propres limites dans la pensée de l'Autre.
Dans la dernière partie, deux textes sont rassemblés : celui de B. Francoet S. Patron qui confrontent à un siècle de distance les rapports de la critique littéraire et de la philosophie. Alors qu'au XIXesiècle, dans le sillage du romantisme allemand domine une conception organiciste de l'oeuvre qu'ils s'agit de capter et de commenter dans son unité vivante, et ce contre toute approche analytique qui méconnaît cette unité, au XXe siècle, le débat se déplace et se poursuit en même temps lorsque M. Deguyreproche à G. Genette une approche rhétorique des textes au mépris de leur questionnement ontologique, et de la question de l'être que pose, depuis le romantisme puis Heidegger, la pratique poétique.
Ces deux derniers textes témoignent sans doute du fait que ce qui est en jeu dans un débat qui confronte littérature et philosophie est le statut prêté à l'une et à/par l'autre ; statut de surplomb, d'exception, statut rhétorique, ou limitation réciproque l'une prenant en charge l'impensé de l'autre ; il serait certainement vain de penser littérature et philosophie soit dans leur extériorité absolue soit selon une thèse confusionniste au nom d'une commune origine langagière que soulignent pourtant certaines contributions ; c'est dans leur voisinage et leurs difficultés qu'elles se révèlent sans doute les plus productives, comme en témoigne ce recueil qui propose une vision large des problématiques aujourd'hui pertinentes.
C. Baron
Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III

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